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L’alchimie, c’est surtout beaucoup de patience…

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Ce qui est merveilleux avec l’alchimie, c’est qu’au fond, on ne sait jamais de quoi l’on parle.

Ce qui permet de dire n’importe quoi avec la plus grande légèreté.

Je n’ai jamais compris pourquoi les sites qui traitent de l’alchimie se prennent à ce point au sérieux. Pourquoi même les sites qui ont fait le choix de s’emparer de ce sujet difficile ne profitent pas de l’occasion unique qui leur est proposée de rigoler un bon coup pour s’en donner à coeur joie et jouer le jeu de la grande légèreté. Le sérieux en la matière restera toujours pour moi un mystère. Il est évident que l’alchimie est un jeu au même titre que le train électrique, et que quiconque le prendra autrement ne découvrira jamais ce qui fait son charme, et sa profondeur. L’esprit de sérieux finira par nous perdre. Que le Seigneur me préserve le plus longtemps possible de cette folie.

Maintenant jouons.

Mais de quel jeu s’agit-il au juste ? C’est tout le problème.

On essaie patiemment de construire les règles d’un jeu qui ne s’applique à rien. Au football, les règles du jeu sont simples et l’activité à laquelle elles s’appliquent est retransmise chaque week-end sur les écrans du monde entier. On voit très bien de quoi il s’agit. En alchimie, rien de tel : les règles sont floues (floutées même) et personne ne sait à quoi elles s’appliquent.

Parle-t-on réellement de transformer du plomb en or ? Peut-être. Qui sait ? Parle-t-on plutôt de transformer l’esprit du chercheur d’or ? Peut-être aussi. Qui sait ? Parle-t-on de l’alchimiste ou de la matière, en fin de compte ? Les deux, mon Capitaine. Ou plus exactement de la relation qui s’établit entre les deux. C’est une dialectique qui me rappelle la définition la plus intelligente que je connaisse de cette activité mystérieuse : « l’alchimie, c’est la spiritualisation de la matière et la matérialisation de l’esprit. » (Lorsque j’aurai retrouvé l’auteur de cette phrase à la fois sibylline et éclairante, je lui rendrai les honneurs ; pour l’heure, je ne sais plus où je l’ai lue. N’hésitez pas à me renseigner en commentaire.)

Il serait déjà très compliqué de savoir qu’on joue à « spiritualiser la matière » (ou à « matérialiser l’esprit »), mais alors les deux en même temps, n’insistons pas. Lorsqu’on se lance dans l’alchimie, on ne sait pas de quoi l’on parle, tout simplement. Il est plus honnête de se caler sur cette vérité brute. Et peut-être même est-elle le seul véritable point de départ efficient.

Reste les règles.

La véritable question lorsqu’on se lance dans l’alchimie n’est donc pas « à quoi joue-t-on » mais « comment joue-t-on » ?

Et le moins que l’on puisse dire est que tout est fait pour que les choses soient les moins claires possibles.

Comment l’humanité a-t-elle pu inventer une activité aussi folle : on ne sait pas à quoi l’on joue et on s’applique à brouiller les règles pour que personne n’y comprenne rien… Mais n’est-ce pas le principe même de la vie : on ne sait pas ce qu’on fait là et on n’y comprend rien.

En vérité, l’alchimie est l’activité qui ressemble le plus à la vie, une activité qui nous enseigne les règles même de la vie (troisième réponse possible à la question « à quoi joue-t-on ? »), une activité profondément métaphysique, puisqu’elle nous oblige à méditer sur du « rien », à traverser l’essence même de la vie qu’est ce « rien », et à prendre enfin ses repères dans le rien.

La seule règle sur laquelle tous les alchimistes semblent s’accorder est celle-ci : solve & coagula. « Dissous et coagule ».

Comment jouer, donc ?

En alternant les phases de dissolution et de coagulation. Chacun mettra ce qu’il voudra derrière chacun de ces deux termes. A la fin, on obtient la pierre philosophale, capable de régler à peu près tous nos problèmes. Il s’agit donc d’un processus.

Sur quoi travaille-t-on ?

Une Matière Première.

Comme tout alchimiste en herbe qui se respecte, j’ai une idée de ce qu’elle peut être, mais comme tout alchimiste qui se respecte, je garde cette idée pour moi. On ne sait jamais, elle est peut-être bonne. Et si elle est bonne, je n’ai pas le droit de la donner. C’est la règle : on ne dit pas ce qu’est la Matière Première de l’Œuvre (le processus, le « travail »).

Je crois que c’est au moment où l’on se retient de dire ce qu’on pense de la Matière Première qu’on entre dans le jeu. On devient un peu idiot, mais c’est précisément ce qui est drôle : on a le sentiment de détenir un secret (second point de départ efficient, on part en quête). Mais il faut y croire, sinon rien ne fonctionne, on fait du surplace (c’est notre troisième point de départ efficient).

Résumons : l’alchimie est un processus dont on ne révèle pas le point de départ (la Matière Première) et dont le point d’arrivée est de l’ordre du mythe (la Pierre Philosophale). On ne peut commencer à avancer dans ce processus que si l’on a le sentiment de détenir un point de départ impossible à partager et qu’on y croit dur comme fer. Lorsqu’on est connecté à la matière, en somme.

Mais là aussi, n’est-ce pas ce à quoi la vie nous oblige ?

Soudain, nous croyons qu’il est possible de devenir avocat ou médecin et nous nous mettons au travail. Et plus ce à quoi nous croyons est fou, plus nous le gardons pour nous, plus nous secrétons du secret, plus l’alchimie prend forme et se révèle au sujet. C’est le mystère de la secrétisation : la maturation en milieu clos. Il faut juste faire attention à ne pas trop délirer. C’est la difficulté.

Qui peut dire d’où provient cette première impulsion (la croyance) qui agit sur le sujet comme sur la Matière première ? Cette impulsion que l’alchimie appelle le Feu, second et dernier secret de l’alchimie avec la Matière Première. Un alchimiste en herbe qui se respecte ne dévoile pas ce qu’il en est du Feu Secret, comment il fait pour dissoudre et coaguler la matière, qu’il transforme lors du processus.

Définition définitive : l’alchimie est un processus dont on ne révèle pas le point de départ (la Matière Première) et dont le point d’arrivée est de l’ordre du mythe (la Pierre Philosophale). On ne peut commencer à avancer dans ce processus (enclencher les dissolutions et les coagulations) que lorsqu’on a le sentiment de détenir un point de départ impossible à partager (la Matière Première) et qu’on y croit suffisamment pour devenir capable de dissoudre et coaguler (le Feu Secret) cette matière, c’est-à-dire entrer en dialogue avec elle.

Ce qu’on appelle communément l’alchimie est ainsi le dialogue que l’esprit instaure avec la matière dans son for intérieur, dans la clôture d’un secret, en vase clos. Un long dialogue qui amène l’esprit à se modifier lui-même et à modifier la matière jusqu’au mariage sacré, la fusion commune, le fameux hiérogamos, à travers lequel l’unité originelle de l’esprit et de la matière est reconstituée.

L’alchimie appelle Mercure cet esprit subtil qui est la clé de l’Œuvre parce qu’il passe son temps à se transformer pour mieux agir sur le Soufre (la matière) et réciproquement. Il est le maître d’œuvre du processus et, à ce titre, l’idole de tous les alchimistes à travers les âges. Le Sel est le troisième élément fondamental (et un peu mystérieux) qui lie entre eux le Mercure et le Soufre. Quelque chose comme un catalyseur, une substance qui favorise et accélère une réaction chimique entre deux éléments (qui sinon prendrait un temps infini), sans pour autant être elle-même modifiée à l’issue de cette réaction.

Mais en vérité, il n’y a qu’une seule « chose » : un truc qui peut parfois prendre la forme du Mercure, parfois celle du Soufre, parfois encore celle du Sel. Le plus souvent les trois à la fois, et dans des proportions diverses et variées au fil du processus.

Les mots commencent à manquer pour décrire les subtilités et les ambiguïtés de l’alchimie. Le charme opère alors, lorsque les symboles prennent soudain le relais des mots, et qu’il n’est plus question de phrases.

C’est aussi là que le joueur prend son envol et salue de loin l’esprit de sérieux.

Adieu mon ami. Bonne chance à toi.

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Je ne sais pas encore, mais je crois que je vais partager les articles selon quatre parties :

1 – PHASE PRÉPARATOIRE À LA PREMIÈRE CONJONCTION – « Première séparation »
2 – PREMIÈRE OPÉRATION DE L’ŒUVRE (Préparation du compost) – « Première conjonction »
3 – DEUXIÈME OPÉRATION DE L’ŒUVRE (Préparation du compost) – « Seconde conjonction »
4 – DERNIÈRE OPÉRATION DE L’ŒUVRE – ŒUVRE PROPREMENT DITE : NOIR, BLANC, ROUGE – « Fixation du soufre – Cuisson du Rebis »

Chacun des articles se rapportera d’une manière ou d’une autre à l’une de ces parties. Il faudra probablement naviguer dans les catégories à partir de l’onglet « articles ».

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Dernier point.

Au cas où certains douteraient de l’intérêt de l’acquisition du regard alchimique pour une meilleure perception du monde actuel et de ses œuvres, je conseille l’écoute de cette remarquable émission diffusée sur France Culture le 19 janvier 2002, et consacrée à 2001 Odyssée de l’espace, le chef d’œuvre de Stanley Kubrick, ausculté sous l’angle alchimique par Jean-Marc Elsholz. Passionnant.

Il fallait aussi le regretté Michel Cazenave, spécialiste de Carl Gustav Jung, pour offrir une réplique à Jean-Marc Elsholz et l’accompagner dignement sur les hauteurs de ces enjeux (et jeux) alchimiques trop aisément délaissés.

Il va sans dire que ce genre d’émission n’existe plus aujourd’hui. Le monde des trottinettes a gagné la partie. C’est ainsi.

L’émission s’inspire d’un numéro de la revue mensuelle de cinéma Positif en date de septembre 1997 (ce qui introduit un doute sur la date répertoriée de l’émission. Il est plus probable que je me sois trompé et qu’elle date de 1997…) dans lequel Jean-Marc Elsholz publie à la page 87 un remarquable article intitulé 2001 : l’Odyssée de l’espace – Le Grand Œuvre.

Que du bonheur.